Zéro, un, zéro

Jacques Roubaud


JACQUES ROUBAUD - écrivain
réalisation : Philippe Troyon

Variation libre sur le destin de la poésie dans le monde des marchandises.

Jacques Roubaud, né le 5 décembre 1932 à Caluire-et-Cuire (Rhône), est un poète, romancier, essayiste et professeur de mathématiques français.

Membre de l’Oulipo, il a développé une œuvre prolifique, qui comprend des ouvrages de prose, de poésie, des écrits autobiographiques et des essais. Il s’est également intéressé à l’utilisation des mathématiques et de l’informatique pour l’écriture à contraintes oulipienne.

Jacques Roubaud a reçu plusieurs prix littéraires couronnant l’ensemble de son œuvre : le Grand prix national de la poésie (1990) et le Grand prix de littérature Paul-Morand de l’Académie française (2008). Son recueil poétique Quelque chose noir a été inscrit au programme d’admission de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud en 2007-2008.

Jacques Roubaud revendique plusieurs influences à travers ses nombreux et divers centres d’intérêts : littérature médiévale, en particulier l’énorme corpus de la « matière de Bretagne » (Arthur et la Table ronde) en français, en anglais… ; poésie des troubadours, dont il est sans doute un des plus grands connaisseurs en France (reprise par exemple de la forme extrêmement complexe de la sextine dans Quelque chose noir) ; poésie japonaise ancienne ; prose japonaise ancienne (le Genji Monogatari) ; jeu de go (qu’il a introduit en France en en publiant un traité en collaboration avec Pierre Lusson et Georges Perec) ; ou encore littérature en anglais : écrivains britanniques, Lewis Caroll tout spécialement, Trollope… et poètes britanniques jusqu’à la fin du xixe siècle, parmi lesquels Gerard Manley Hopkins ; poètes américains du xxe siècle. Il est ainsi réputé pour ses nombreuses traductions, dont il a rassemblé une partie dans un volume intitulé Traduire, journal, où ne figure aucun des poèmes en version originale : J. Roubaud estime que le poème cible est une œuvre à part entière, distincte du poème-source et autonome. (Pourtant, son anthologie de la poésie des troubadours parue chez Seghers comporte les œuvres originales en langue d’oc.)

La vie de Jacques Roubaud, professeur de mathématiques à l’université (à l’Université Paris X8), et poète en devenir, est marquée, à en croire le narrateur du « Projet », par le suicide de son frère Jean-René alors qu’il approche de la trentaine, puis par la mort de sa femme Alix Cléo Roubaud, d’une embolie pulmonaire, trois ans seulement après leur mariage. Ayant fait publier le journal d’Alix, les ouvrages qu’il publie par la suite, le recueil poétique Quelque chose noir, puis sa « prose de mémoire », dont le titre général est Le Grand Incendie de Londres, portent ce deuil. Cette œuvre maîtresse, en six branches (la troisième branche a été publiée en deux ouvrages distincts au Seuil : Mathématique : et Impératif catégorique), pourrait apparaître au lecteur pressé comme une sorte de « tombeau pour Alix », ou une tentative d’autobiographie sophistiquée organisée selon une structure hypertextuelle et ramifiée.

Cependant, dans le cas de J. Roubaud, comme dans celui de Georges Perec, qui était son ami et collègue à l’Oulipo, la question de l’autobiographie est à poser avec la plus grande circonspection. Certes, la vie de J. Roubaud, professeur de mathématiques et poète, est évoquée, de façon très fragmentaire du reste, dans la plupart de ses ouvrages et plus particulièrement les six branches du Projet. Cela posé, d’une part, il serait naïf d’identifier la personne « Jacques Roubaud » à celle du narrateur, celui qui dit « je » dans les écrits en vers ou en prose de cet auteur (J. Roubaud lui-même a d’ailleurs, sur le mode de la parodie et le ton de l’ironie, traité de ce topique de la critique littéraire dès les premières pages de La Belle Hortense, « pseudoroman », selon l’appellation donnée par lui à cette variété particulière de production en prose, où le nom de « Jacques Roubaud » apparaît dans les premières pages. De même, Marcel Proust avait fait allusion à cette problématique dans une page de La Recherche du temps perdu, citant le prénom « Marcel » – « mon chéri Marcel », phrase prononcée par Albertine –, le présentant comme celui de l’auteur du livre en train d’être écrit et le distinguant de celui du narrateur) ; d’autre part, J. Roubaud lui-même s’est assez fermement, quoiqu’avec sa bienveillance accoutumée (tout au moins dans ces écrits) élevé contre une lecture autobiographique du Grand Incendie de Londres, précisant – en particulier dans la récente branche 6, et probablement dernière, de ce « Projet » (ou pour être plus précis, de ce compte-rendu de l’échec d’un projet), La Dissolution –, que si "autobiographie" il devait y avoir, il s’agirait alors d’une autobiographie « intellectuelle », en quelque sorte ; c’est-à-dire d’une autobiographie d’un l’auteur écrivant – en l’occurrence, tentant d’écrire – son œuvre, du récit d’un work in progress, de la reconstitution de la genèse (le rêve de la sortie du métro et de la jeune fille – rousse ? – sous le parapluie à Londres) d’un projet littéraire, de poésie et de prose, et de mathématique, et de l’échec de ce projet.

L’œuvre tout entière de l’auteur J. Roubaud est irriguée, voire saturée, par des références récurrentes, insistantes voire obsessionnelles à un nombre – limité – de faits que l’on peut se risquer à qualifier d’« attestés », en tout cas par le narrateur J. Roubaud, de sa vie, réelle ou imaginée, recréée (disons « mise en livres » tout simplement). Cependant, ces faits sont systématiquement transformés, transmutés serait plus exact, par le travail de la mémoire, pris et repris, écrits et réécrits, masqués et démasqués, exploités et réexploités, mis en forme et déformés, en prose, qu’il s’agisse de celle des récits, des contes ou des « pseudoromans », comme en vers. Ce travail sur la mémoire, non documentée par des carnets, journaux ou courrier (elle est souvent suscitée par cet « effecteur » privilégié des souvenirs qu’est la visite, ou la « revisite », à pied (la marche compte au nombre des passions avouées, avec la solitude, par le narrateur du « Projet »), de lieux parisiens (la « ville détestée »), du Royaume-Uni (Londres, la ville apaisante, Cambridge, l’Écosse aimée…), de New York…) est du reste l’objet même du Grand Incendie de Londres, « prose de mémoire » et de ses sequels (attention ! cet exercice de mémoire roubaldien ne doit pas être confondue avec les manifestations spontanées et prétendument incontrôlées de la mémoire dite « involontaire » selon Proust).

Parmi les souvenirs privilégiés comme matière première d’écriture, citons le givre sur la fenêtre l’hiver à Carcassonne (« la fleur inverse », par ailleurs titre d’un ouvrage d’érudition de J. Roubaud sur l’art des troubadours) ; le mouvement des nuages vu par le narrateur couché au sommet d’une colline les après-midi d’été dans le Minervois (nuages évoqués dans l’ouvrage de fiction sur le peintre britannique Constable, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel) ; ou encore, l’opération de séduction d’une jeune lectrice de la Bibliothèque nationale débutant par l’invitation écrite à aller boire un café déposée à la place de celle-ci (glissée dans La Belle Hortense), ou encore le motif semi-obsessionnel de la découverte du corps mort d’Alix Cleo puis de son errance, simulée ou non, dans leur ancien appartement à la suite de cet événement. Le travail sur la mémoire et la réflexion théorique, dont il découle ou qu’il engendre, sont nourris par la découverte, déjà ancienne dans la vie du narrateur, des anciens, fort complexes et en grande partie perdus « arts de la mémoire », et des techniques sophistiquées inventées dès l’Antiquité puis perfectionnées à la Renaissance pour mémoriser de longs textes, les garder en mémoire et les évoquer à la demande – le narrateur Roubaud évoque à plusieurs reprises la pratique du poète Roubaud consistant à composer de la poésie en marchant et partant, « mentalement » donc, sur le modèle du calcul mental. Autre pièce à verser au dossier délicat et vertigineux, voire abyssal, de la vraie-fausse autobiographie (un « mentir vrai » ?) roubaldienne, l’auteur J. Roubaud semble avoir réfléchi, si l’on en croit le narrateur J. Roubaud, de façon approfondie à la question plus vaste de la possibilité de la biographie en général. Réflexion mise en pratique dans un genre quasi expérimental qui lui est particulier, les « vies brèves », biographies délibérément accélérées d’écrivains, philosophes… Citons, entre autres, celle, exemplaire, de la romancière et poétesse britannique Sylvia Townsend Warner (in L’Abominable tisonnier de John McTaggart Ellis McTaggart). La « vie brève » peut être définie comme une sorte de coupe opérée dans la biographie d’un personnage historique, ou quasi imaginaire ! privilégiant normalement la dimension « professionnelle » de cette vie. Soit, pour un écrivain, l’écriture (on sait que J. Roubaud, comme son maître Queneau, a fait sienne la définition du travail de l’écrivain professionnel donnée par Trollope dans ses mémoires, calqué sur celui du cordonnier : quand le cordonnier a fini de fabriquer une paire de chaussures, il en commence aussitôt une nouvelle, sans contempler avec complaisance son œuvre).